1984
Titre original :
NINETEEN EIGHTY-FOUR
© Éditions Gallimard, 1950, pour la traduction française.
Né aux Indes en 1903, d’une famille anglo~ indienne, George Orwell, de son vrai nom Éric Blair, fit ses études à Eton. En 1922, il partit pour la Birmanie, où il entra dans la Police impériale des Indes. C’était un métier qui lui convenait mal, aussi, en 1928, lors d’un congé qu’il passait enAngleterre, il donna sa démission et voulut vivre de sa plume. Sans ressources, il vint à Paris où il mena longtemps une véritable existence de clochard avant de devenir plongeur dans un restaurant. C’est de cette période difficile qu’il rapporta son livre de souvenirs Down and out in Paris and in London qui parut en traduction française en 1935, sous le titre La Vache enragée, aux Éditions de laN. R. F. De retour en Angleterre, il fut maître d’école, employé de librairie, puis s’engagea dans les rangs du P. 0. U. M. lors de la guerre civile espagnole. Blessé en 1937 à Huesca, George Orwell, dégoûté du totalitarisme stalinien, déçu par la mollesse des démocrates, partit pour le Maroc. En 1939, il fut mobilisé comme sergent, puis réformé, et dut gagner sa vie en travaillant la nuit dans lesusines. Enfin, on lui accorda un poste de speaker à la B. B. C. En 1943, il devient directeur de l’hebdomadaire The Tribune, puis, en 1945, envoyé spécial du
The Observer en France et en Allemagne. Atteint de tuberculose depuis plusieurs années, Il mourut dans une clinique de la banlieue londonienne en janvier 1960. C’est au cours de ses dernières années, alors qu’il luttait contre la morttqu’il écrivit son roman « 1984 » où il exprime la plus grave inquiétude des hommes libres de notre temps.
PREMIERE PARTIE
I
C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s’efforçait d’éviter le vent mauvais. Il passa rapidement la porte vitrée du bloc des « Maisons de la Victoire », pas assez rapidementcependant pour empêcher que s’engouffre en même temps que lui un tourbillon de poussière et de sable. Le hall sentait le chou cuit et le vieux tapis. A l’une de ses extrémités, une affiche de couleur, trop vaste pour ce déploiement intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simplement un énorme visage, large de plus d’un mètre : le visage d’un homme d’environ quarante-cinq ans, à l’épaissemoustache noire, aux traits accentués et beaux. Winston se dirigea vers l’escalier. Il était inutile d’essayer de prendre l’ascenseur. Même aux meilleures époques, il fonctionnait rarement. Actuellement, d’ailleurs, le courant électrique était coupé dans la journée. C’était une des mesures d’économie prises en vue de la Semaine de la Haine. Son appartement était au septième. Winston, qui avaittrente-neuf ans et souffrait d’un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait len11
tement. Il s’arrêta plusieurs fois en chemin pour se reposer. A chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous leportrait, disait : B I G BROTHER VOUS REGARDE. A l’intérieur de l’appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (dutélécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et…