Ulysse

octobre 3, 2018 Non Par admin

« James Joyce » par Valery Larbaud (La Nrf, avril 1922)

Depuis deux ou trois ans James Joyce a obtenu, parmi les gens de lettres de sa génération, une notoriété extraordinaire. Aucun critique ne s’est encore occupé de son œuvre et c’est à peine si la partie la plus lettrée du public anglais et américain commence à entendre parler de lui ; mais il n’y a pas d’exagération à dire que, parmiles gens du métier, son nom est aussi connu et ses ouvrages aussi discutés que peuvent l’être, parmi les scientifiques, les noms et les théories de Freud ou de Einstein. Là, il est pour quelques-uns le plus grand des écrivains de langue anglaise actuellement vivants, l’égal de Swift, de Sterne et de Fielding, et tous ceux qui ont lu son Portrait de l’Artiste dans sa Jeunesse s’accordent, mêmelorsqu’ils sont de tendances tout opposées à celles de Joyce, pour reconnaître l’importance de cet ouvrage ; tandis que ceux qui ont pu lire les fragments d’Ulysse publiés dans une revue de New-York en 1919 et 1920 prévoient que la renommée et l’influence de James Joyce seront considérables. Cependant, si, d’autre part, vous allez demander à un Membre de la « Société (américaine) pour la Suppressiondu Vice » : Qui est James Joyce ? Vous recevrez la réponse suivante : C’est un Irlandais qui a écrit un ouvrage pornographique intitulé Ulysse que nous avons poursuivi avec succès en police correctionnelle lorsqu’il paraissait dans la Little Review de New-York.
Il s’est en effet passé pour Joyce aux États-Unis ce qui s’est passé chez nous pour Flaubert et pour Baudelaire. Il y a eu plusieursprocès d’intentés contre The Little Review à propos d’Ulysse. Les débats ont été parfois dramatiques et plus souvent comiques, mais toujours à l’honneur de la directrice de The Little Review, Miss Margaret Anderson, qui a combattu vaillamment pour l’art méconnu et la pensée persécutée.
Étant donné les précédents que je viens de citer (Flaubert et Baudelaire) auxquels il convient d’ajouter celuide Walt Whitman, dont les livres ont été, en leur temps, officiellement classés comme « matière obscène » et de ce fait déclarés intransportables par l’administration des Postes aux États-Unis — nous ne pouvons pas hésiter un instant entre les jugements des membres de la Société pour la Suppression du Vice et l’opinion des lettrés qui connaissent l’œuvre de James Joyce. Il est en effet bieninvraisemblable que des gens assez cultivés pour goûter un auteur aussi difficile que celui-ci, prennent un ouvrage pornographique pour un ouvrage littéraire.
Je vais maintenant essayer de décrire l’œuvre de James Joyce aussi exactement que possible, et sans chercher à en faire une étude critique : j’aurai bien assez à faire de dégager, ou d’essayer de dégager, pour la première fois, les grandeslignes de cette œuvre et d’en donner une idée un peu précise. […]
Le lecteur qui, sans avoir l’Odyssée bien présente à l’esprit, aborde ce livre, se trouve assez dérouté. Je suppose, naturellement, qu’il s’agit d’un lecteur lettré, capable de lire sans en rien perdre des auteurs comme Rabelais, Montaigne et Descartes ; car un lecteur non lettré ou à demi-lettré abandonnerait Ulysse au bout detrois pages. Je dis qu’il est d’abord dérouté ; et en effet, il tombe au milieu d’une conversation qui lui paraît incohérente, entre des personnages qu’il ne distingue pas, dans un lieu qui n’est ni nommé, ni décrit, et c’est par cette conversation qu’il doit apprendre peu à peu où il est et qui sont les interlocuteurs. Et puis, voici un livre qui a pour titre Ulysse, et aucun des personnages ne portece nom, et même le nom d’Ulysse n’y apparaît que quatre fois. Enfin, il commence à voir un peu clair. Incidemment, il apprendra qu’il est à Dublin. Il reconnaît le héros du Portrait de l’Artiste, Stephen Dedalus, revenu de Paris et vivant parmi les intellectuels de la capitale irlandaise. Il va le suivre pendant trois chapitres, le verra agir, l’écoutera penser. C’est le matin, et de huit…