Le dormeur du val
le dormeur du Val
C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumièrepleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,Tranquille.
Il a deux trous rouges au côté droit.
Ce poème, le Dormeur du Val, est un des plus connus du poète, bien qu’il présente une esthétiqueencore peu innovante : utilisation du sonnet, de l’alexandrin, de la rime. On est de fait encore loin de la modernité d’Une Saison en enfer ou des Illuminations, dernières œuvres du poète, et de l’audace des images qu’il offre dans le Bateau ivre, composé seulement un an plus tard. Le Dormeur du val n’en demeure pas moins un poème très abouti, et qui montre chez l’auteur une grande maîtrise desrègles de versification – ce qui peut étonner à seize ans à peine.
Ce poème est sans doute inspiré au jeune Rimbaud, 16 ans à l’époque, par la guerre franco-allemande de 1870, et plus particulièrement par la bataille de Sedan scellant la défaite française le 3 septembre 1870 à moins de 100 kilomètres de Charleville, son lieu de résidence à l’époque. Cette scène, un soldat mort au milieu d’unenature omniprésente et accueillante, suscite effectivement l’indignation de Rimbaud. Il est cependant peu probable que celui-ci ait réellement assisté à ce qu’il décrit.
La nature est une entité extrêmement présente dans ce poème, principalement dans les deux quatrains, c’est ce que traduit la récurrence du champ lexical correspondant (« verdure », « rivière », « montagne », « rayon »…). Mais cettenature apparaît bien particulière, très vive et active, comme le traduisent les nombreux verbes d’action utilisés (« chante » renforcé par l’allitération de consonnes dentales au vers 1 [t]/[d], « accrochant », « mousse »…) qui contribuent à personnifier les différents éléments naturels : la « rivière », la « montagne », le « val ». Cette impression de foisonnement et de complexité est encoreaccentuée par l’utilisation de subordonnées (« où chante… », « qui mousse… »), l’adverbe d’intensité « follement », mais passe aussi par des rythmes accélérés. Par exemple, au vers 3, les accents délimitent trois groupes de syllabes : 2 (« D’argent ») – 4 (« où le soleil ») – 6 (« de la montagne fière ») ; cela donne un élan au vers, une vivacité.
C’est une nature bienfaisante et harmonieuse :elle réunit l’eau, le soleil et la végétation. Rimbaud décrit la fluidité de l’eau par l’enjambement du vers 1 au vers 2. À cet égard, « la Nature » du vers 11 se change en allégorie maternelle et protectrice, comme le montre les lexiques de la maternité (« berce-le chaudement ») et plus généralement de la douceur (« lit », « baignant »). La périphrase « trou de verdure » du vers 1 évoque de plusun refuge. L’emploi de l’adjectif « petit » traduit dans la même ligne d’idée une certaine familiarité.
Cette description fait appel à plusieurs sens, principalement la vue (présente par exemple à travers les adjectifs de couleur : « bleu », « vert », « pâle ») sur laquelle on insiste par des rejets aux vers 2/3 (« D’argent ») et 3/4 (« Luit »), l’odorat (« sa narine »), le toucher (qui passe pardes prépositions marquant des positions : « dans son lit vert », « étendu dans… », « la main sur la poitrine »), l’ouïe (« chante »). Rimbaud met ici en place des synesthésies, comme Baudelaire avant lui dans son poème Correspondances, qui conduisent parfois à des situations des images paradoxales, liant de façons inhabituelle les sensations : « » un petit val qui mousse de rayons}}…