Le bonheur
1. Le bonheur et la sagesse
1.1 Comment doit-on envisager le bonheur des sages ?
Selon une opinion très répandue, le bonheur appartient à ceux qui ont les moyens matériels de combler tous leurs désirs : la richesse matérielle est considérée alors comme la condition indispensable du bonheur. Dans cette perspective, lebonheur peut apparaître comme le fruit d’un héritage. En effet, bien souvent la fortune personnelle découle du droit d’un héritage ou de talents hérités des parents, notamment de ce « sens des affaires » que l’on attribue, en partie du moins, à l’hérédité. Cette conception traditionnelle du bonheur trouve un écho chez les sophistes. Pour Calliclès, l’un des porte-parole des idées des sophistes dansles dialogues platoniciens, le bonheur ne saurait être goûté que par ceux chez lequels la nature a établi un équilibre inné entre les désirs et les facultés : seuls ceux dont les désirs ne dépassent pas leurs capacités de les satisfaire sont heureux, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir contenter tous les appétits, jusqu’à leurs moindres caprices (texte 1). Le bonheur est ici le privilège dequelques êtres favorisés par la chance, il est l’apanage de ceux qui ont eu la chance de naître avec un naturel leur permettant de réussir dans toutes leurs entreprises. La pensée des sophistes reste donc ancrée dans cette longue tradition qui attribue le bonheur au hasard.
La quête du bonheur ne se limite pourtant pas à la recherche des moyens propres à assurer une satisfaction rapide de tous sesdésirs, elle peut engendrer également la volonté de maîtriser ces derniers en vue de diminuer sa dépendance à l’égard des biens matériels, extérieurs. Cette voie celle de la sagesse. On se représente en effet le sage, non seulement comme une personne possédant une profonde connaissance de la vie, mais aussi comme quelqu’un ayant atteint la sérénité et le bonheur. Au lieu d’adapter son cadre de vie àses désirs, comme le fait celui qui recherche le bonheur dans le luxe et la richesse, le sage adopte une démarche inverse : il s’assure de la maîtrise de ses désirs et tâche de les accorder au monde dans lequel il évolue. Pour ce faire, il est amené à approfondir la connaissance de ce dernier ainsi que celle de soi-même : la sagesse procure donc le bonheur par la connaissance et non la richessematérielle. C’est l’un des mérites de la philosophie grecque ancienne que d’avoir exploré la voie de la sagesse : son nom même (philosophia signifie en grec « amour de la sagesse » marque son attachement à la sagesse.
A quelques rares exceptions, les philosophes grecs de l’Antiquité étaient persuadés que l’abondance matérielle ne suffit pas à assurer un véritable bonheur. Afin de montrer qu’ilne méprisait pas la prospérité à cause de son incapacité à se la procurer, mais parce qu’elle est en elle-même inutile au bonheur, Thalès, l’un des plus anciens sages de la Grèce ancienne, aurait décidé de faire fortune et de ne pas s’en servir. Ayant prévu une abondante récolte d’olives, il aurait monopolisé tous les pressoirs disponibles et les aurait ensuite monnayés au mieux à la fin de lasaison ; cette belle opération financière ne l’aurait pas empêché de vivre modestement. Il y a au fond de ce mépris des richesses, comme on peut voir chez Platon, la conviction qu’une vie de luxe rend insatiables les désirs de l’homme dans la mesure même ou elle leur fournit tout ce qu’ils réclament : assouvir sans tarder tous ces désirs, c’est les faire croître à chaque nouvel assouvissement.1.2 Le bonheur est-il dans la suppression ou la modération des désirs ?
La nature insatiable de la plupart des désirs humains pose le problème de leur satisfaction : ce problème est celui du bonheur lui-même, dans la mesure ou ce dernier est conçu comme une satisfaction pleine et entière de tous les désirs individuels. Comment doit-on alors penser la maîtrise des désirs que…