Adversaire

décembre 13, 2018 Non Par admin

LECTURE-COMMENTAIRE D’UNE PAGE DE L’ADVERSAIRE D’EMMANUEL CARRÈRE Annie Oliver

LETTRE D’EMMANUEL CARRÈRE À JEAN-CLAUDE ROMAND1 Paris, le 21 novembre 1996 Cher Jean-Claude Romand, Il y a maintenant trois mois que j’ai commencé à écrire. Mon problème n’est pas, comme je pensais au début, l’information. Il est de trouver ma place face à votre histoire. En me mettant au travail, j’ai cru pouvoirrepousser ce problème en cousant bout à bout tout ce que je savais et en m’efforçant de rester objectif. Mais l’objectivité, dans une telle affaire, est un leurre. Il me fallait un point de vue. Je suis allé voir votre ami Luc et lui ai demandé de me raconter comment lui et les siens ont vécu les jours suivant la découverte du drame. J’ai essayé d’écrire cela, en m’identifiant à lui avec d’autantmoins de scrupules qu’il m’a dit ne pas vouloir apparaître dans mon livre sous son vrai nom, mais j’ai bientôt jugé impossible (techniquement et moralement, les deux vont de pair) de me tenir à ce point de vue. C’est pourquoi la suggestion que vous me faites dans votre dernière lettre, plaisantant à demi, d’adopter celui de vos chiens successifs, m’a
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E. Carrère, L’Adversaire, Paris, P.O.L.éditeur, 2000, pp. 203-4. Réédition en collection « Folio », 2001. L’édition à laquelle nous ferons désormais référence date de 2002 et les citations tirées du livre seront suivies de l’indication de la page.

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Annie Oliver

à la fois amusé et convaincu que vous étiez conscient de cette difficulté. Difficulté qui est la vôtre évidemment bien plus que la mienne, et qui est l’enjeu dutravail psychique et spirituel dans lequel vous êtes engagé : ce défaut d’accès à vous-même, ce blanc qui n’a cessé de grandir à la place de celui qui en vous doit dire « je ». Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire « je » pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire « je » pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaireou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. Or je ne peux pas. Les phrases se dérobent, le « je » sonne faux. J’ai donc décidé de mettre de côté ce travail qui n’est pas mûr. Mais je ne voudrais pas que cet abandon provisoire mette fin à la correspondance entre nous. Il me semble à vrai dire qu’il m’est plus facile de vousécrire et sans doute de vous entendre une fois mis de côté ce projet où chacun trouvait un intérêt immédiat : sans lui, la parole devrait être plus libre…

Nous citerons, pour commencer, le texte qui figure sur la quatrième de couverture de l’édition Folio de L’Adversaire car, écrit par l’auteur, il constitue à la fois un résumé du livre et son mode de réception.
Le 9 janvier 1993, Jean-ClaudeRomand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L’enquête a révélé qu’il n’était pas médecin comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu’il n’était rien d’autre. Il mentait depuis dix-huit ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d’être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard. Il a étécondamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Je suis entré en relation avec lui, j’ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de soli-

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tude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait enréalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous.

Cette sorte de ‘Prière d’insérer’ est d’autant plus intéressant, en ce qui nous concerne, qu’il précède – et dément! – le texte de la lettre qu’Emmanuel Carrère a écrite à JeanClaude Romand le 21…